Le Pape à la découverte de la religiosité populaire corse
Marie Duhamel – Cité du Vatican
Des dizaines d’hommes revêtus de capes, portant de pesantes croix, la statue de leur saint ou la bannière de leur confrérie, le Pape découvrira dimanche la Granitula, une procession typique de la Semaine Sainte en Corse, quand les confrères s’enroulent dans une spirale, en chantant. Une tradition que Nicolas Bras veut transmettre. À 32 ans, il est le prieur d’une des plus anciennes confréries de l’île. Dédiée à Saint Antoine Abbé, à Calvi, elle remonte au deuxième quart du XIVe siècle. «J'ai eu la chance de côtoyer des anciens qui m'ont transmis ce savoir, que j’essaie à mon niveau de transmettre aux plus jeunes. Ma grand-mère maternelle avec qui nous avons passé beaucoup de temps, était très croyante. Sa foi m'a beaucoup touché et j'ai trouvé dans la confrérie une manière de pouvoir découvrir cette foi et de pouvoir m'épanouir. Au départ, je suis entré dans la confrérie pour le chant, mais aussi il y avait un besoin de tradition. C'était un moment de ma vie où j'avais besoin de me trouver. J’ai aussi traversé des malheurs. J'ai perdu mon frère l'année dernière qui n'avait que 26 ans. En fait, la confrérie m'aide à me rapprocher de la foi et à ne pas décrocher».
Le Riacquistu
En 1905, chaque village comptait une confrérie, voire deux, jusqu’à ce qu’elles ne manquent de disparaître. «La société corse a connu au XXe siècle un basculement total», poursuit Angelina Antonetti, professeur de langue et de culture corse à l’Université Pasquale Paoli et intervenante lors du colloque sur la religiosité populaire que vient clôturer François. Les deux guerres ont décimé la population, et les Corses ont quitté leur mode de vie agro-rural et leur village pour rejoindre le littoral ou le continent. Il fallut attendre les années 1960-1970 pour qu’apparaisse un mouvement de réappropriation culturelle très fort, le Riacquistu, dont le jalon essentiel est le chant polyphonique profane, dans un premier temps, puis sacré.
Présence catholique pluriséculaire
Le martyre de plusieurs saints, comme celui de Julie de Catharge, ou la présence à Ajaccio du baptistère Saint-Jean mis au jour en 2005 lors de fouilles préventives en vue de la construction d’un parking et où le Pape fera sa première halte dimanche, témoignent d’une présence catholique dès le début de l’ère chrétienne au Ve siècle, mais c’est l’arrivée des Franciscains sur l’île, entre le XIIIème et le XVème siècle, qui y enracina la religion catholique, «parce qu’ils ont laissé tomber le latin pour parler corse et se rapprocher des populations et puis ils ont fait sortir aussi les rituels des murs des églises, ce fut le début des processions, et enfin ils impliquèrent les laïcs dans la mise en œuvre des rituels, en multipliant les structures confrériques», explique Angelina Antonetti.
Le chant polyphonique, élément essentiel de cette réacculturation
«L’évêque de Corse de l’époque, Mgr Casanova, avait donné l’impulsion dans les années 80. Des groupes culturels ont enregistré la liturgie chantée de manière polyphonique, ce qui est devenu un standard, explique Angelina Antonietti, et à partir des années 1990, tout le monde connaissait cette version chantée de la messe». La doctorante souligne également que dans la foulée du travail de l’ethnomusicologue Felix Quilici qui a fait un tour de Corse en 1949 pour enregistrer ses chants, des confréries sont allées rechercher les enregistrements de leurs prédécesseurs (disponibles au Musée de la Corse ou sur le site du patrimoine). Mais «certaines confréries n'ont pas pu récupérer leur façon de chanter, et aujourd’hui les inventent». Une tradition vivante, en plein élan créatif, avec des confréries qui se réapproprient leur histoire, qui recommencent à accompagner les messes de funérailles, comme le font déjà les membres de la confrérie de Saint Antoine Abbé. «À Calvi, il y a une spécificité, souligne Nicolas Bras , c'est que tous les obsèques sont chantées par des confrères. À cet égard, il y a un investissement important dans la vie liturgique mais on arrive à tenir cet engagement, cette mission de charité, dont on a hérité».
Les confréries, garantes du tissu social
Car la proximité et la charité restent des piliers de ces associations régies par la loi 1901. En témoigne Françoise Sabiani, maire pendant 25 ans de son village natal de Haute Corse, Casamacciuli et actuelle responsable de 'a Cunfraterna d'a Santa di u Niolu. «L'hiver, j'avais un secrétaire de mairie qui naturellement s'intéressait aux quelques foyers où il y avait des personnes âgées. Il transportant du bois, allait voir si leurs volets étaient ouverts», cet engagement était celui du membre de l’équipe municipal, d’un villageois ou «paesanu» et d’un confrère, note Françoise Sabiani. Une triple casquette qui ne pose aucun problème en Corse où la laïcité se vit de manière très différente par rapport à la métropole. «Quand j’ai été élue à la mairie, il y avait eu des tensions dans le village, entre deux camps, et cela affectait jusqu’à nos familles», se souvient Françoise Sabiani. Celle-ci décide alors de manifester ouvertement qu’elle sera au service de tous, et décide notamment «de faire en sorte que la mairie et la confrérie travaillent de concert pour certains événements, comme par exemple à Noël».
151 baptêmes d'adultes
À 83 ans, Françoise Sabiani essaie de favoriser un rajeunissement de sa confrérie, avec succès puisque des jeunes de 14 ans en font désormais parti. Il faut dire qu’en Corse le nombre de confréries est en pleine croissance, environ 80 aujourd’hui, et que les adolescents s’y investissement pleinement. «Ils n'y vont pas forcément au départ pour un lien direct avec Dieu et puis d'ailleurs la plupart ne l'ont pas. Mais tous, absolument tous, sans aucune exception, disent qu'au terme d'un certain temps passé dans les confréries, d'un certain nombre de cérémonies effectuées, de messes chantées, de partage du repas qui fait partie du rituel aussi, tous, sans exception, disent qu'ils reçoivent la foi», assure Angelina Antonetti, doctorante sur la religiosité populaire en Corse.
À Ajaccio, 151 baptêmes d’adultes ont été célébrés la nuit du samedi saint 2024, contre 130 en 2023 et une cinquantaine en 2022. L’Église se félicite d’un retour au spirituel et au message de l’Évangile, mais si la foi se vit toujours davantage en sortie, sera-t-elle de nouveau vécue lors des sacrements, notamment de la célébration eucharistique? Les églises seraient, des dires de tous, peu fréquentées le dimanche.